D'ordinaire, ce n'était pas Tewis qui amenait Brody à l'école. Ce n'était pas lui non plus qui allait le chercher. En théorie, il aurait pu et aurait dû le faire: après tout il avait tout son temps, désormais, alors que sa femme, elle, trimait et devait parfois enchaîner les heures supplémentaires pour assurer un véritable salaire en plus d'un complément sous forme de pension qui atterrissait dans le compte de son mari tous les mois. ça n'aurait pas suffit à élever un petit garçon de quatre ans. Tewis ne faisait pas grand chose, pour être tout à fait honnête. Ce n'était pas lui qui faisait le ménage, ce n'était pas lui qui vidait le lave-vaisselle, et si certaines tâches étaient en effet devenues impossibles à réaliser pour l'handicapé moteur qu'il était, d'autres en revanche étaient à sa portée -mais il prétextait que ce n'était pas le cas. Histoire de se morfondre. Ou peut-être parce que tout lui semblait incommensurablement difficile, désormais; le moindre de ses gestes, autrefois quotidiens et quasi mécaniques, devenait une épreuve olympique. Chaque chose dont il rêvait auparavant n'avait plus aucun intérêt. Il était un légume, non pas tant parce qu'il n'avait plus l'usage de ses jambes que parce qu'il se persuadait que ses bras ne servaient plus à rien, dans ces conditions. Définitivement, se balader dans les couloirs de l'école de son fils en fauteuil roulant était quelque chose qu'il appréhendait au point d'avoir demandé à sa femme de s'en occuper, quelles que soient ses heures de travail. Et c'était très bien comme ça.

Le problème, c'est qu'en ce jour de début septembre, Willow ne pouvait vraiment pas se déplacer. Justement, ses heures supplémentaires commençaient à se faire un peu trop nombreuses -Tewis craignait le moment où elle ne pourrait plus travailler à cause de sa grossesse... mais il n'y pensait pas. Pas encore. Peut-être qu'elle n'allait pas garder le bébé, de toute façon. Quoi qu'il en soit, c'était donc à lui d'amener Brody à l'école. Et croyez-le, il avait fait tout ce qu'il pouvait pour trouver une solution de repli. Rien. Personne. Il était seul sur sa chaise à devoir rouler jusqu'au prochain pâté de maisons pour pouvoir amener son fils. Il l'avait pris sur ses genoux et s'était rendu à l'école, lunettes de soleil sur le nez, plus pour éviter le regard des gens que parce qu'il faisait trop beau.

Heureusement, bientôt, Brody et son père arrivèrent. Mister Bradford dut affronter les questions à haute voix des enfants qui le voyaient en fauteuil, il dut également faire face au ton hésitant de leurs parents qui leur demandaient de parler moins fort, parce que, décemment, "ça ne se fait pas". Il les ignorait du mieux qu'il pouvait, même si sa mâchoire se crispait un peu plus à chaque rire enfantin ou à chaque regard faussement compatissant d'un adulte pas si mature que ça. « Bon allez, c'est l'heure. Va jouer avec tes copains. » Aidant son fils à descendre du fauteuil pour marcher jusqu'à sa salle de classe, Tewis le regarda faire quelques pas, puis se retourner. « Papa? C'est trop cool d'aller en fauteuil à l'école, on dirait que je suis robocop. » Il se tourna à nouveau sans attendre de réponse et courut vers sa classe, les bras écartés et maintenus à peu près droit, imitant visiblement un avion. Et vlan. Il fallait que ce gosse ait le don pour resserrer le cœur de son père au point que c'en était douloureux. Comment faisait-il pour tout voir avec tant de magie? Pourquoi avait-il la chance de toujours tout trouver magnifique, alors même que Tewis portait sur le monde un regard si désabusé qu'il en était inquiétant? Il ne fallait pas qu'il se pose ces questions, pas au milieu du couloir de l'école maternelle en tout cas. Aussi fit-il demi-tour comme si cette phrase ne lui importait pas. Il avait besoin de prendre l'air. Il continua d'avancer jusqu'à la porte et resta dans la cour un petit instant, le temps d'avoir la force de faire le chemin inverse seul -il avait mal aux bras.

Profitant des vas-et-vient pressés des parents pour se faire discret, Tewis garda les yeux rivés au sol quelques minutes. Lorsqu'il les releva, il aperçut la silhouette de Savannah, sa "pote" de thérapie. Une fille un peu lourde sur les bords qui pensait qu'on pouvait être heureux. D'ailleurs c'était assez bizarre, vu tout ce qu'elle avait vécu: elle aurait dû être aussi blasée que lui, non? Habituellement, Bradford l'évitait. Il ne fallait pas la voir, cette fille aux grandes idées qui lui foutait le bourdon plus qu'autre chose, tant il s'efforçait à la considérer comme niaise. Seulement aujourd'hui, son fils avait eu l'impression d'être robocop... et pour cette raison, il avait autant envie de lui parler que ce qu'il avait envie de lui dire de ne pas lui parler: le mieux aurait été qu'elle vienne le voir, histoire qu'il puisse lui dire de dégager, seulement elle ne semblait pas l'avoir vu... aussi roula-t-il jusqu'à elle, sans vraiment réfléchir, juste parce qu'il avait besoin de parler. C'était lui qui allait à sa rencontre... pour pouvoir lui dire de le laisser tranquille. Non, il n'y avait aucune logique. Mais il ne pouvait pas admettre qu'il avait besoin de raconter tout ça à quelqu'un. « Regardez qui voilà. Miss Callahan. C'est la première année de Tiara? ça va, elle a pas trop pleuré? Il paraît que c'est fréquent pour les enfants élevés dans des familles sensiblo-sensibles. » Malgré son ton quasi-professoral, Tewis restait acerbe dans le fond de ses propos. Il ne savait pas s'il s'en rendait compte, s'il le faisait exprès ou si c'était naturel. Le fait est que, désormais, il était face à elle et parlait à voix presque basse, soit pour la laisser lire sur ses lèvres soit pour la défier. Il voulait juste parler, mais ne voulait pas l'admettre.